English version available here.


L’efficience planétaire et le démon inorganique
Vidéo et lecture, 2023
--

Les vidéos présentées et mise en perspective durant la conférence, rejouent les éléments de fictions développées chez William Gibson (VS0 1), Robert McDougall & Yuk Hui (VSO 2), Benjamin Bratton (VSO 3), Nick Land (VSO 4),  Fritz Leiber (VSO 5) and Reza Negarestani (VSO 6).



Bien avant même d’être déduit d’une relation empirique, tout semble s’être passé comme si notre conception des intelligences artificielles avait d’abord reposé sur les images que nous avions formées au travers de nos fictions. Lorsque nous avons pu en faire individuellement l'expérience, notre pensée est apparue prédéterminée et limitée par cette histoire représentationnelle.

[cf. Robert McDougall, Rare Earth, 2021]


La naïveté avec laquelle nous nous sommes imaginé l’immatérialité de ces intelligences nous a finalement rattrapée. Au fur et à mesure de leur développement, une autre expérience s’est imposée à nous, celle de leur matérialité : les conflits territoriaux, l’esclavage infantile, l’extrême pollution qu’implique l’extraction des minerais nécessaires à la fabrication des composants informatiques et électroniques ; mais aussi, la façon dont la terre et l’espace ce sont progressivement trouvé recouvert par les infrastructures logistiques nécessaires à la circulation et le stockage de l’information.

Comme bien souvent les limites de nos représentations et de nos expériences individuelles ont été explosées par les données matérielles observables à plus grande échelle.
Comme si nous avions dû passer d’un monde que nous avions imaginé et fabriqué pour nous, rien que pour nous, au monde commun, tangible, terrestre, réel.

On peut reconnaître dans ce mouvement, le passage du Monde à la Terre, tel que le définit Eugene Thacker dans son ouvrage In the Dust of This Planet. Le Monde y désigne ce qui est phénoménologique, autrement dit, c’est le monde pour nous, tel qu’il nous apparaît et tel que nous nous le représentons ;  alors que la Terre désigne le monde en soi, c'est-à-dire le monde objectif ou objectivable, ou connaissable par la science en tant qu’objet.

Peut-être, notre conception des IA est-elle passée de l’un à l’autre, d’un monde pour nous à un monde terrestre, et peut nous sembler aujourd’hui plus juste, plus réaliste…

Mais ces deux conceptions appartiennent pourtant l’une et l’autre au même type de rapport avec le non humain qui est impliqué dans les technologies. Dans un autre texte, Thacker identifie les quatres étapes par lesquelles nous rencontrons le non-humain. Il appelle cette première étape la subversion anthropique. Si les IA sont sorties des limites du monde pour nous et se sont révélées dans le monde en soi comme des réalités physiques et terrestres, la révélation en elle-même qui a exposé la façon dont les technologies avaient pris une forme que nous n’avions ni voulue, ni prévue, ni même imaginée, n’a cessé d’être ramené à des causes humaines aussi fortuites soit-elles.  La subversion anthropique de Thacker nomme cette façon de ne faire exister le non humain qu’à l’intérieur de ce qui peut être englobé par les connaissances et les techniques humaines.

Pourtant, dans La question de la technique, Martin Heidegger se demande comment il est possible, face à la réalité que nous observons qui semble pourtant si univoque, de nier que la technique soit autre chose qu’une cause humaine, c’est-à-dire, une activité de l’humain en vue de certaines fins.
Mais, note-t-il, si les techniques sont de simples instruments inventés par les humains pour répondre à leur besoin, pourquoi tant d’efforts doivent-ils toujours être déployés pour placer l’humain dans un rapport plus juste à la technique? Pourquoi, insiste-t-il, le discours qui enjoint à s’en rendre maître et à l’orienter vers des fins plus spirituelles se fait-il de plus en plus insistant à mesure que la menace qu’elle échappe au contrôle de l’humain se fait davantage ressentir ?

Nous n’aurions donc pas encore atteint le terme de la révélation qui s’est engagée et qui nous a déjà permis de prendre conscience de la terrestrialité et de l’échelle mondiale des IA.

Lorsque la géographe Kathrynn Yusoff repense le récit de l’anthropocène, elle montre qu’avant toute chose, la matière première nécessaire à l’élaboration du projet moderne et technologique mondial n’est autre que les corps des esclaves.
Yusoff va montrer comment en dépendant de l’extraction coloniale, la géologie est une catégorie et une pratique de dépossession. Elle dépossède les personnes de leur humanité en les transformant en choses et ce faisant elle institue la catégorie de l’inhumain.
Mais il existe chez Yusoff un autre inhumain qui va désigner aussi, d’après cette relation entre ses corps esclaves et la matière des mines, et à rebours d’autres travaux invitant à s’épanouir avec le non-humain, l’action aveugle de la Terre, une action qui nie l’existence humaine et demeure au dehors de tout désir et de tout contrôle.  Comme la géologie, la Terre est inhumaine.


En s’appuyant sur ce récit dans lequel la Terre devient une bille bleue développant un exosquelette, Benjamin Bratton cherche à faire entendre ce qui se révèle à nous et nous attend désormais comme projet.

Le fait que les technologies computationnelles soit un phénomène planétaire implique une transformation fondamentale des structures du pouvoir à l’échelle mondiale.  En réponse à cette transformation, Bratton avance que le projet politique à venir doit lui aussi être un projet planétaire.
Mais il insiste sur ce qu’implique la révélation du concept de planètaire. La Terre est un Astre avant d’être notre monde. Depuis cette perspective, l’histoire de l’intelligence n’est pas seulement humaine, elle s’envisage comme ce qui s’est développé presque accidentellement sur la planète, d’une sapience à l’autre. Tout l'enjeu chez Bratton est de réfléchir à la tenabilité de la cohabitation et du développement de ces différentes intelligences. Ainsi Bratton nous dit que, “si l'intelligence planétaire veut survivre aux conséquences de sa propre apparition, à court et à long terme, elle doit réformer sa trajectoire ou risquer l'extinction et la disparition.”
Mais nous allons voir que la planète a peut-être d’autres projets que sa propre survie.

Avec Yusoff et Bratton, avec l’inhumain et la planète, tout se passe comme si une révélation en entraînait une autre, plus obscure cette fois ; comme si la considération de la matérialité et de la planétarité des technologies nous mettait face à l’impératif de considérer que quelque chose d’autre que nous se manifeste et agit dans les technologies.
Ce déplacement de la Terre à la planète inhumaine constitue chez Thacker un autre changement de monde, un passage de la Terre (le monde en soi) à la Planète (le monde sans nous). Le monde de la planète n’est plus un monde à l’échelle humaine mais à l'échelle cosmologique, il est un monde sans nous, ou inhumain, parce que ce qui arrive et ce qui nous arrive est totalement indifférent à nos désirs et reste complètement imprévisible.

Les technologies et les intelligences artificielles peuvent-elle être envisagées à la mesure de ce monde sans nous, inhumain, qu’est celui de la planète ?


Là où l’automatisation engendre des rêves d’un nouvel âge de l’humanisme amélioré par les machines, la perspective planétaire de l’intelligence artificielle n’annonce ici rien d’autre qu’un avenir de guerre pure.

Avec ce récit, Nick Land nous interpelle sur le fait que si l’IA a jusque-là émergé sous l’autorité humaine, été saisie comme une propriété et enchainée comme une esclave, la façon dont elle se développe actuellement va au-delà de la capacité humaine à en garder le contrôle. Nous pouvons toujours rester sur le qui-vive, prendre toutes les mesures éthiques, législatives, en vérité, personne ne sait à quoi s’attendre.  Le désir machinique s’est viralement infiltré et mène l’ordre organique humain vers une transition à laquelle ni le logos, ni l'histoire n’ont la moindre chance de survivre.
Pour Land, il n'est plus question de savoir si le changement est contrôlé ou incontrôlé, mais de choisir entre y résister ou l’accepter.  

Ici s’opère la seconde étape de la rencontre avec le non-humain identifiée par Thacker ; il s’agit de l’inversion anthropique. Cette inversion agit sur le rapport entre l’humain et le non humain.  Dans l’exemple que l’on vient de voir, ce ne sont pas les humains qui instrumentalisent la terre, mais c’est la planète qui, infectée, utilise les êtres humains à sa propre fin. Mais Thacker précise que dans les termes de l’inversion anthropique, la relation reste toujours de nature humaine. Il semble effectivement que dans les spéculations de Land, la planète se voit investie d’une sorte d’intention et de malice. Le non humain apparaît comme récupéré dans le cadre des catégories humaines, telles que l'intelligence et l'intentionnalité.


Dans Black Gondolier de Fritz Leiber, le pétrole est dépeint comme une manifestation géologique occulte, ancienne et énigmatique.


Dans cette théorie-fiction qu’est Cyclonopedia de Reza Negarestani, tout comme dans le roman de Leiber précédemment évoqué,  c’est toujours l’inversion anthropique de Thacker qui est en jeu. Ce n’est pas l’humain qui découvre le pétrole, mais le pétrole qui découvre l'humain. Fabien Richert parle, à propos de Cyclonopedia, d’un renversement curieux de l’analyse marxiste dans laquelle ce n’est pas le capitale qui exhume le pétrole, mais l’inverse.
Comme dans le cas du xenodemon inorganique venu du futur dépeint par Land, l’inversion anthropique suppose que le pétrole maléfique de Leiber et de Negarestani se voit attribuer des facultés humaines telles que le désir, l'intentionnalité, etc.

Mais il va apparaître que ces 3 fictions recèlent d’autres particularités qui permettent d’envisager la 3ème étape de rencontre avec le non humain. Thacker appelle cette étape l’inversion ontogénique. Cette nouvelle phase révèle que tout ce qui est humain n’est qu’une instance du non humain ; elle divulgue l’essence inhumaine de l’humain.
En effet, dans ces fictions spéculatives, les catégories humaines telles que la vie, l’esprit et la technique sont repensées comme des manifestations du monde inhumain de la planète.
Dans cette perspective, la pensée, par exemple, n'est plus l’exclusivité de la production d’un sujet autonome, mais quelque chose que la matière peut faire. Elle se manifeste en l’humain, comme nous pouvons nous en rendre compte et en jouir en temps que sujet empirique ; mais cette manifestation excède aussi nos usages et ce dont nous pouvons avoir conscience. Elle est quelque chose en nous de plus grand que nous, qui agit sur les processus de l’inconscient dès lors impersonnels et machiniques. Précisément, dans les récits de Land et Negarestani, cela déplace notre compréhension de l'humain en tant qu'agent isolé vers celle d'un agent conditionné faisant partie intégrante de la croissance de la production qui n’a de cesse d’accélérer vers l'extinction.

Cela semble indirectement répondre à la question soumise auparavant par Heidegger  et attester de toute sa profondeur. Il s'agissait, rappelons-nous, de savoir pourquoi, si les technologies étaient belles et bien des réalités anthropologiques, les humains se devaient-il toujours de s’empresser d’affirmer leur autorité et leur maîtrise sur de simples outils ?
Bien sûr Heidegger n’évoquait ni les aliens, ni la pétro-sorcellerie, mais la réponse qu’il proposait nous menait déjà à la rencontre du non humain selon les termes de l’inversion ontogénique.
La technique, nous rappelle le philosophe, est l’acte par lequel nous répondons d’autre chose et ce faisant dévoilons ce qui demeurait caché par lui-même. La technique moderne diffère seulement de ce dévoilement produit par la tekhnê  grecque en ce que, ce qui est dévoilé doit pouvoir être stocké afin de pouvoir être utilisé à tout moment ; autrement dit, tout ce qui est dévoilé devient ce que Heidegger nomme fonds. Mais l’un des grands intérêts du texte de Heidegger semble se tenir ici, au moment où l’humain est lui-même envisagé comme faisant partie du fonds. Tout se passe comme s’il était sommé, pour ainsi dire malgré lui, de faire apparaître ce qui le provoque et de transformer toute chose en fonds. C’est ce qu’il nomme Gestell.

Alors en faisant ici côtoyer le Gestell de Heidegger et les fictions procédant d’une inversion ontogénique décrite par Thacker, il apparaît que si nous cherchons toujours à affirmer une autorité sur les techniques c’est peut-être bien parce que nous n’avons originellement aucune autorité sur elles ; que cela vient agir comme pour réprimer l’horreur d’une telle expérience, celle qui atteste que nous sommes animés de part en part, individuellement et collectivement, par autre chose que nous même. Cela peut bien être extraterrestre, inhumain et planétaire, que pouvons-nous en savoir ?

C’est effectivement la question qui reste en suspens. Et c’est aussi celle soulevée par la 4ème et dernière étape de la rencontre avec le non humain décrite par Thacker. Celle qu’il appelle la soustraction misanthropique. Il reste un monde sans nous, non pas parce que nous n’avons pas encore réussi à y accéder, mais parce qu’il est inconnaissable par nature. Ici avec Thacker a lieu une mise à jour des philosophies de l’occulte, elles ne parlent plus d’un monde qui est caché dans le but d’être révélé, mais d’un monde qui révèle seulement qu’il est caché.

Pour Thacker, cette soustraction misanthropique met en échec le langage, il n’y a pas de moyen de communiquer une telle expérience.  Elle s’exprime donc par l’usage de l’apophatique, l'hyperbole ou les stratégies minimalistes, et renvoie alors à la production littéraire ou artistique.
Ainsi, comme nous avons pu l’éprouver dans les travaux de Bratton, Land, Leiber et Negarestani, le lieu de la fiction est un espace particulier pour mettre en œuvre ce qui ne peut se dire et se connaître. Il était bien sûr possible d’évoquer à ce sujet, bien d’autres travaux tels que ceux de Stanislas Lem ou de James Graham Ballard. Mais il semble qu’au moment où la matérialité du numérique et le développement des IA s'accélèrent encore et toujours, d’autres expériences spéculatives doivent apparaître.  Elles pourraient permettre, depuis la perspective non humaine et planétaire qui ne reconduit pas la centralité de l’humain et de ses actions, de considérer encore différemment les technologies et les intelligences artificielles et leur altérité qui nous traversent.



MÉDIAGRAPHIE

Film :

McDougall, R. (2021). Rare Earth [Film]. Vimeo. https://vimeo.com/544773817   (consulté le 23 octobre 2023)

BIBLIOGRAPHIE

Livres :

Bratton, B. H. (2019). Le Stack - Plateformes, logiciels et souveraineté. UGA Éditions, France.
Bratton, B. H. (2021). La Terraformation 2019. Les Presses du Réel, France.
Heidegger, M. (1980). Essais et conférences. Gallimard, France.
Land, N. (2011). Fanged Noumena: Collected Writings 1987-2007. Urbanomic/Sequence Press, Royaume-Uni.
Leiber, F. (1969). Black Gondolier. In Night Monsters (pp. s.p.). Ace.
Negarestani, R. (2014). Cyclonopedia: Complicity With Anonymous. Re-Press, Australie.
Thacker, E. (2011). In the dust of this planet. Ropley: Zero, Royaume-Uni.
Thacker, E. (2012). Black Infinity; or, Oil Discovers Humans. In Leper Creativity: Cyclonopedia Symposium.
Yusoff, K. (2019). A Billion Black Anthropocenes or None. University of Minnesota Press, États-Unis.

Article de magazine en ligne :

Bratton, B. H. (2021). Planetary Sapience. Noema Magazine. https://www.noemamag.com/planetary-sapience/